Avant-propos:
"Si la petite ville de Saint-Pons a conservé dans le pays qui l'environne un certain renom de politesse, une réputation
d'aménité et de savoir-vivre, une sorte de relent aristocratique, ce n'est certainement pas à des traditions de noblesse
qu'elle le doit, car assurément, aucune autre ville ne fait plus piètre figure sur l'armorial du Languedoc.
Il n'y a jamais eu à Saint-Pons, à aucune époque, si ce n'est dans des circonstances passagères et pour des périodes très
courtes aucune variété de noblesse.
Pas de noblesse de naissance tirant sa source d'aïeux fort anciens ou de faits d'armes
historiques ; pas de noblesse de race se fondant sur une possession immémoriale plus que sur des titres; très peu de
noblesse dite d'anoblissement ou de francs-fiefs, attribuée à des roturiers qui devenaient possesseurs de fiefs et plus
tard à ceux qui obtenaient des lettres ou se faisaient investir de hautes magistratures ou de charges entraînant le droit
à la noblesse.
Nous n'eûmes pas des gens de qualité que leur ancienneté, leurs alliances et l'étendue de leurs propriétés foncières
signalaient à l'attention du Roi pour le gouvernement des provinces et les honneurs de la Cour. Pas plus de gens de
condition, qui avaient accès par leurs alliances ou leur grade élevé aux chapitres nobles et à Malte.
Les gens distingués étaient aussi rares.
Seuls quelques gens honorables peuvent trouver leur place dans la société de
notre petite ville depuis le XVe jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Saint-Pons n'eut guère dans les premiers rangs de sa société que des bourgeois dont l'origine fut obscure et modeste et
qui nés roturiers le demeurèrent malgré toute l'ambition qu'ils pouvaient avoir d'atteindre à la noblesse.
Ils durent se contenter de prendre de faux airs de nobles tout comme nos voisins de La Salvetat se donnèrent de faux airs
d'académiciens.
Il n'y eut donc à Saint-Pons et parmi les Saint-Ponais d'origine aucun gentilhomme; mais seulement des bourgeois et
des propriétaires fonciers.
D'abord artisan ou commerçant soit à la gâche del Puech, soit à la gâche de l'Emperi, dans une boutique sombre et humide,
le membre le plus anciennement connu de la famille amasse un petit pécule que son fils augmente vite et échange bientôt
contre des propriétés foncières plus ou moins considérables suivant que le chiffre de sa fortune est plus ou moins élevée.
Il ambitionne alors pour lui, quelques fois pour ses enfants ou l'aîné de ses enfants, une petite magistrature locale,
un office de notaire ou de procureur auprès de l'évêque; quelquefois sa situation de fortune lui permet d'acquérir un
fief ou une partie de fief noble.
La génération suivante embrasse la carrière des armes et nous trouvons à la fin du
XVIIe siècle les arrière-petits-fils de forgerons, teinturiers ou cordonniers devenus, par leur assiduité et leurs alliances,
chefs de compagnies d'armes.
Transformation toute à l'honneur de ces familles, et qui serait entièrement digne d'éloges, si on ne sentait qu'elle est
imprégnée d'un grain de vanité et d'un secret désir de noblesse, augmentant au fur et à mesure que la notoriété de la
famille accroît. Ce but elle cherche à l'atteindre par divers subterfuges :
D'abord par l'adjonction d'une particule.
Primitivement, le "de" ne servit qu'à exprimer une relation entre les mots qu'il séparait : soit relation de parenté:
Jacques fils de Paul;
soit une association avec un nom de propriété: Jacques sieur de Campan. Les mots intermédiaires disparurent vite et l'on
eut Jacques de Paul, Jacques de Campan. Nos modestes et bons bourgeois, ambitieux d'un titre employèrent à profusion
ce procédé. On en retrouve fréquemment la preuve dans les noms de femmes: nous voyons le nom de famille presque toujours
précédé de la particule "de" : Marie de Pastre, Françoise de Gros, Jeanne de Fournier, n'indiquent aucune marque de
noblesse, mais seulement de filiation: Marie fille de Pastre, Françoise fille de Gros, Jeanne fille de Fournier .
Encore: par la possession d'un immeuble, très rarement noble.
Les enfants étaient nombreux; le plus souvent ils étaient
cinq et six; les familles de dix et onze étaient communes à Saint-Pons. Comment distinguer entre eux les enfants mâles et
les différencier de leur père ? S'il y avait une certaine aisance, le moyen était facile. Les enfants recevaient de leur
père ou achetaient une parcelle de propriété : pré, vigne ou champ; chacun prenait le nom du ténement où se trouvait
l'immeuble et le faisait précéder du mot sieur: Augier, sieur de la Moutouze ; Brugairoux, sieur de Malacam; Brugairoux,
sieur de Peyremaure ; Brugairoux, sieur du Crouzet ; Brugairoux de Caupujol, etc, Puis, au bout de quelques années le mot
sieur disparaissait et on ne retrouvait plus que Augier de la Moutouze, Brugairoux de Malacam, Quelquefois, même,
le premier nom disparaissait à son tour et toute origine roturière semblait effacée .
Il y avait encore l'emploi de cachets armoriés. Pour sceller un acte, fermer une lettre. on employait la cire qu'il
était d'usage de timbrer. c'est-à-dire de marquer d'un signet personnel. Chacun chercha à se créer une marque particulière;
ce fut d'abord un emblème sans signification spéciale; puis une initiale; ensuite un objet ayant quelque analogie avec le
nom, une arme parlante, enfin des figures héraldiques.
Avec sa particule, son titre de propriété, son cachet armorié, sa simple charge locale, et sa petite vanité qui ne dépassait
pas, il est vrai, les murailles de la ville, notre bon bourgeois ne ressemblait-il pas étrangement à un gentilhomme ?
Il arrivait même quelquefois, surtout à la fin du XVIIIe siècle, que pour des raisons financières ou des motifs politiques,
on obtint sous le prétexte de "services exceptionnels" une ordonnance régularisant les titres que
le solliciteur ou ses aïeux s'étaient créés. Mais s'il ne pouvait arriver à ce résultat tant convoité notre Saint-Ponais
continuait à vivre modestement dans sa petite ville se contentant de demeurer ce qu'il aurait toujours du rester ce que
l'on appelait un "honnête homme".
C'est à ces procédés que nous devons de retrouver parmi les noms des habitants de Saint-Pons aux XVIIe et XVIIIe siècles,
tant d'apparences de noblesse déguisant mal une bonne roture.
La société aisée de la ville menait un train de vie qui devait être assez luxueux, si l'on en juge par certains détails
relevés dans les nombreux inventaires dressés à cette époque.
La lecture de l'inventaire rédigé en 1663 après le décès
d'Henri de Brugairoux peut nous servir de type. Nous trouvons tout d'abord une cuisine garnie de plusieurs tables
recouvertes de tapis de serge avec sept chaises caquetoires, une "chèse à tenir le sel", une paire de landiers de fer
pesant quatre-vingt-deux livres, trois fusils, une carabine, une épée, des plats, aiguières et chandeliers d'étain, cinq
culliers d'argent. Dans un autre "appartement" : une table ovale avec son tapis de canevas, douze chaises à bras garnies de
canevas. Dans une chambre, un lit en bois de noyer avec son garniment de serge rouge,
une tapisserie de Bergame qui couvre les murs, douze chaises à bras, trois pliants, un eau-bénitier d'étain, des chaises
caquetoires, un coffre-bahut, un tableau avec crucifix. La garde-robe du défunt comprend entre autres effets: quatre
perruques, un juste au corps de velours, un manteau de drap brun, un juste au corps gris avec sa garniture de boutons en
argent, un habit de damas, des dentelles d'or fin, une tabatière à façon d'artichaut un étuy d'acier à cure-dents
"où les armes du deffunt sont gravées d'un côté et de l'autre ses chiffres . Dans ]a bibliothèque: "une seringue avec son
étui et deux chaises de commodité, une tapisserie représentant l'histoire de Sainte Anne, et quelques ouvrages d'histoire
ou de religion.
Mais le nombre de ces favorisés de la fortune, auxquels leur situation permettait de vivre dans un milieu semblable était
rare; la plupart de nos aïeux vivaient plus simplement, paresseux et nonchalants, satisfaits des revenus médiocres que leur
donnait la propriété. Ils se levaient tard, flânaient tout le jour, causant des affaires des autres, surveillant mal
quelques ouvriers qui travaillaient sur leurs terres, sans
faire aucune dépense extraordinaire, se contentant d'une maigre pitance, ruinant ainsi leur situation par une indolence de
bon ton, au point d'en être réduits ensuite à une simplicité plus qu'exagérée. Et peu à peu, ces familles
ont disparu et se sont anéanties tandis que dans l'atelier or la boutique se formaient de nouvelles générations qui allaient
prendre leur place, comme eux-mêmes avaient pris celle de leurs prédécesseurs. La vie sociale a toujours été la même dans
notre ville; elle a été ce qu'elle est; elle est ce qu'elle a été ; et elle continuera probablement ainsi.
Mais, si nos aïeux ne purent être tous gentilshommes, et si leur ambition ne put dépasser une bonne et simple bourgeoisie,
l'histoire de leur famille n'en est pas moins intéressante par la marche qu'elle indique dans la vie sociale.
Oublions leur vanité d'un jour pour ne nous rappeler que l'éclat malheureusement de trop courte durée qu'ils ont donnés
comme ils l'ont pu, à leur cité. Nous devons conserver leur nom, ne serait-ce que par reconnaissance.
" Joseph Sahuc, historien local (en 1907) |